Le saviez-vous, c’est pour
l’oxygéner et développer sa saveur que
le thé est servi en hauteur, le verre recueille la boisson chaude et désaltérante qui forme un
petit halo de mousse à la surface.
Quand je regarde le liquide bouillant
et doré s’échapper ainsi du bec de la théière, c’est mon enfance que je vois
jaillir et défiler à grand flot. Ma mère renouvelle toujours l’opération
plusieurs fois, pour le retourner m’expliqua-t-elle jadis. Aujourd'hui quand
elle le fait, j’aimerai qu’elle ne s’arrête jamais. L’odeur qui se libère
pénètre doucement mes narines et une vague de souvenirs me remonte à la
surface. Je me rappelle alors les conversations ponctuées d’éclats de rire
quand nous nous retrouvions en famille les dimanches après-midi, autours de
cette tasse chaude. C’est mon père qui était le plus habile. Au moment de
casser le jeûne, les soirs du Ramadan il remplissait un à un les 9 verres
avec une telle agilité. Au fur et à mesure qu’il servait il nous
demandait : « Et toi, tu veux lequel ? ». Je choisissais
toujours le grand bol pour prolonger ce moment. Et nous riions, nous parlions
fort, et la chaleur débordait de nos
verres.
Il y a trop longtemps que je n’ai
pas pris un thé en présence de mon père. Parfois ça me manque.
Je revis aussi les moments
tristes et douloureux durant lesquels le thé nous rassemblait et nous apaisait les soirs de
deuil. Les verres qui se vidaient nous remplissaient de réconfort. Ils
devenaient alors un symbole, la fin de vie du défunt. Sa place était désormais
occupée par son amer absence. Nous le pleurions et dans un bruit sourd, le thé
s’enfonçait dans le verre qui recueillait à la fois notre chagrin.
Ce thé qui coule ponctue aussi
les nuits de noce, en même temps que s’envole le voile de la mariée, pour l’emmener
vers sa première nuit auprès de son époux. Ses yeux ne peuvent retenir ses
larmes elle sait que ce soir elle quittera son foyer, son enfance pour devenir une femme. Au rythme des cris et des
chants, une mère est fière d’avoir donné sa fille tandis qu'une
autre s’inquiète de devoir se séparer de
son fils. Les fontaines de thé se déversent dans le brouhaha des invités,
certains le trouvent trop chaud, d’autres pas assez fort.
Ce thé qui coule c’est aussi de
riches et nombreux moments privilégies partagés entres amis. Chacune des gorgées
avalées me rappellent nos longues discussions nocturnes. La boisson chaude et
sucrée nous tenait éveillée. La théière n’était pas assez grande et nos gestes
hésitants et maladroits nous faisaient perdre souvent la moitié de son précieux
contenu. A cette époque je ne connaissais
pas encore les bonnes proportions de thé et de feuilles de menthe, pour qu'il
ait la même saveur que celui de mon enfance, mais au fil des heures qui
passaient, la théière s’emplissait et se vidait aussi vite que se consumait la
nuit, au gré de concours que nous improvisions pour savoir lequel d’entre nous
le servait le mieux.
Comme il coule vite ce thé, si
vite en même temps qu'il dévoile et emporte mes souvenirs. A mon tour aujourd'hui
je perpétue cette tradition avec ma famille et me raconte de nouvelles histoires. Cet élixir qui
n’a jamais la même couleur ni jamais la
même odeur garde pourtant toujours son
même gout. Parfois plus ou moins fort, toujours
fidèle à mes émotions, différentes à chacune des dégustations. En même temps
que je lève le bras, respectant au mieux
le rituel, je fais signe à ce passé, lui fait honneur. Et je vois dans le
regard de mes filles cette même fascination qui jadis était mienne, et elles
m’encouragent, « plus haut maman,
vas y encore plus haut », les yeux rivés sur le filet je ne peux m’empêcher
de me demander : « Que
vont-elles gardés de cet instant magique ? »
Alors que la vitesse s’accélère
au fur et à mesure que je lève le bras, et penche la main, j’essaie de le
retenir. Je le retiens pour lui demander : « pas trop vite,
ralentit, laisse moi en profiter maintenant que je sais le secret ». Que
vont-elles retenir de notre thé, que celui de leur mamie est meilleur que le
mien, ça elles me le disent déjà tout le temps, mais qu'elles le trouvent bon
quand même… Peut-être à t’il déjà le gout de leur doux souvenirs de demain.