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lundi 31 décembre 2012

Coule la vie...


Le saviez-vous, c’est pour l’oxygéner  et développer sa saveur que le thé est servi en hauteur, le verre recueille la  boisson chaude et désaltérante qui forme un petit halo de mousse à la surface.
Quand je regarde le liquide bouillant et doré s’échapper ainsi du bec de la théière, c’est mon enfance que je vois jaillir et défiler à grand flot. Ma mère renouvelle toujours l’opération plusieurs fois, pour le retourner m’expliquait-elle jadis. Aujourd'hui quand elle le fait, j’aimerai qu’elle ne s’arrête jamais. L’odeur qui se libère pénètre doucement mes narines et une vague de souvenirs me remonte à la surface. Je me rappelle alors les conversations ponctuées d’éclats de rire quand nous nous retrouvions en famille les dimanches après-midi, autours de cette tasse chaude. C’est mon père qui était le plus habile. Au moment de casser le jeûne, les soirs du Ramadan  il remplissait un à un les 9 verres avec une telle agilité. Au fur et à mesure qu’il servait il nous demandait : « Et toi, tu veux lequel ? ». Je choisissais toujours le grand bol pour prolonger ce moment. Et nous riions, nous parlions fort, et  la chaleur débordait de nos verres.
Il y a trop longtemps que je n’ai pas pris un thé en présence de mon père. Parfois ça me manque.
Je revis aussi les moments tristes et douloureux durant lesquels le thé nous rassemblait et nous apaisait les soirs de deuil. Les verres qui se vidaient nous remplissaient de réconfort. Ils devenaient alors un symbole, la fin de vie du défunt. Sa place était désormais occupée par son amer absence. Nous le pleurions et dans un bruit sourd, le thé s’enfonçait dans le verre qui recueillait à la fois notre chagrin.
Ce thé qui coule ponctue aussi les nuits de noce, en même temps que s’envole le voile de la mariée, pour l’emmener vers sa première nuit auprès de son époux. Ses yeux ne peuvent retenir ses larmes elle sait que ce soir elle quittera son foyer, son enfance pour devenir une femme. Au rythme des cris et des chants, une mère est fière d’avoir donné sa fille tandis qu'une autre s’inquiète de devoir se séparer  de son fils. Les fontaines de thé se déversent dans le brouhaha des invités, certains le trouvent trop chaud, d’autres pas assez fort.
Ce thé qui coule c’est aussi de riches et nombreux moments privilégies partagés entres amis. Chacunes des gorgées avalées me rappellent nos longues discussions nocturnes. La boisson chaude et sucrée nous tenait éveillée. La théière n’était pas assez grande et nos gestes hésitants et maladroits nous faisaient perdre souvent la moitié de son précieux contenu.  A cette époque je ne connaissais pas encore les bonnes proportions de thé et de feuilles de menthes, pour qu'il ait la même saveur que celui de mon enfance, mais au fil des heures qui passaient, la théière s’emplissait et se vidait aussi vite que se consumait la nuit, au gré de concours que nous improvisions pour savoir lequel d’entre nous le servait le mieux.
Comme il coule vite ce thé, si vite en même temps qu'il dévoile et emporte mes souvenirs. A mon tour aujourd'hui je perpétue cette tradition avec ma famille et me raconte de nouvelles histoires. Cet élixir qui n’a jamais la même couleur ni  jamais la même odeur  garde pourtant toujours son même gout. Parfois  plus ou moins fort, toujours fidèle à mes émotions, différentes à chacunes des dégustations. En même temps que je lève le bras, respectant  au mieux le rituel, je fais signe à ce passé, lui fait honneur. Et je vois dans le regard de mes filles cette même fascination qui jadis était mienne, et elles m’encouragent, « plus haut maman, vas y encore plus haut », les yeux rivés sur le filet je ne peux m’empêcher de me demander : « Que vont-elles gardés de cet instant magique ? »
Alors que la vitesse s’accélère au fur et à mesure que je lève le bras, et penche la main, j’essaie de le retenir. Je le retiens pour lui demander : « pas trop vite, ralentit, laisse moi en profiter maintenant que je sais le secret ». Que vont-elles retenir de notre thé, que celui de leur mamie est meilleur que le mien, ça elles me le disent déjà tout le temps, mais qu'elles le trouvent bon quand même… Peut-être à t’il déjà le gout de leur doux souvenirs de demain.